Une réinvention du monde
Alix et Enak abandonnés sur une terre déserte - ou qu’ils croient telle - n’ont rien de plus pressé que de chercher à s’en aller, ce qui est bien naturel. Les premières pages, avant l’arrivée de Malua, pourraient nous suggérer que nous avons affaire à une simple robinsonnade. Nos héros commencent par s’installer, prévoyant qu’ils risquent d’être là pour longtemps, puis entament la construction de leur moyen d’évasion, le radeau.
Saisissant contraste entre le monde paradisiaque - à nos yeux - dans lequel ils évoluent, et le travail de forçat auquel ils sont contraints de se livrer : dans cette courte séquence, ils doivent tout réinventer et leur ingéniosité est mise à rude épreuve. Bien qu’ils disposent de quelques outils mis à leur disposition par les mutins, ils ne travaillent pas sur un chantier naval d’Ostie ou du Pirée, et ils souffrent d’autant plus que, jusqu’à présent, les travaux manuels n’étaient pas leur occupation de prédilection. Et pourtant, ils avancent, preuve que leur apprentissage est rapide et leur permet de faire des progrès significatifs !
Un moment étonnant, et inhabituel dans les aventures d’Alix, est le désespoir de celui-ci. Habitué à l’action et à l’occupation de l’espace, le voici confiné dans un lieu inconnu, à la fois vaste et limité, exécutant des tâches de survie dont il ne voit pas l’issue favorable. Il parviendra à repartir, sous l’impulsion d’Enak, qui est pour une fois l’élément moteur, car il ne voit pas comment s’en sortir sans Alix, et en attendant la rencontre avec Malua, qui va lui offrir une autre motivation.
Alix et le pouvoir
Autre moment particulier de ce récit, celui au cours duquel Alix révèle à la tribu que son vieux chef lui avait menti. Les jeunes gens qui partaient avec le sorcier n’étaient donc pas exigés par le dieu volcan, mais par des trafiquants d’esclaves. Les indigènes pouvaient-ils d’ailleurs comprendre ce que signifiait cette notion d’esclavage ? Quoi qu’il en soit, ils n’attendaient ni ne demandaient sans doute pas ces révélations, en particulier que le chef participait à l’organisation du trafic ; le sorcier, lui, est mort et ne contredira ni n’accusera plus personne. Le chef ayant « oublié », la tribu aurait fort bien pu continuer à vivre comme par le passé, les Phéniciens en moins.
Mais Alix aime les situations claires, en particulier quand cela concerne le pouvoir, où il veut que chacun soit placé face à ses responsabilités ; s’il en était de même à Rome, qu'il connaît trop bien, ce serait parfait, mais n’exigeons pas trop…
La conclusion de cet épisode peut nous paraître étonnante : le chef est prêt à renoncer à son pouvoir, qu’un autre est tout aussi prêt à reprendre, et Alix rend ce pouvoir à son titulaire. Est-il donc si conservateur ? Ou bien a-t-il eu plutôt une juste évaluation de l’enjeu, qui à ce moment consistait à éviter une possible guerre civile au sein de la tribu, entre les partisans de l’ancien chef et ceux de la nouvelle génération, représentée par Karikuora ? Ce dernier pouvait accéder au commandement par une succession normale, ce qui se passe, en fait, grâce à l'intervention d'Alix. Les difficultés seront peut-être pour plus tard, mais Alix sera parti depuis longtemps.
Le jeu de la séduction
Jusqu’à présent, les femmes n’avaient pas beaucoup de chance avec Alix, reines ou bergères, elles ne voyaient que son indifférence répondre à leurs tentatives de séduction, sachant que Lidia Octavia est un cas à part : personnage historique réel, on sait qu'elle ne sera pas pour Alix en définitive ; on pourrait en dire autant de Cléopâtre, mais c'est elle qui a l'initiative, car elle joue dans une autre catégorie.
Ici, Alix pourrait se contenter d’être lui-même, d’autant plus qu’Enak est très présent, et pour cause, mais il prend vite une autre attitude avec Malua qu’il trouve d’emblée charmante. Elle s’est mise en frais à sa manière pour rechercher d’abord une protection bien utile dans une situation dangereuse pour elle, et une possibilité de partir quand les choses auront évolué. Et si pour une fois Alix répond à ses avances, c’est peut-être aussi qu’il sort d’une période particulièrement déprimante et qu’il se trouve moins sur ses gardes ; quoi qu’il en soit, il n’est pas indifférent à la petite sauvageonne. Il la récupère blessée et elle lui rend le même service lorsqu’il se trouve en fâcheuse posture sur le volcan ; dans les deux cas, Enak collabore sans discuter. Voilà qui crée des liens, mais pas au point d'aller jusqu'à un mariage, quoi qu'en dise le chef, et c'est l'origine du quiproquo final.
L’intervention de Malua dans la vie d’Alix risque-t-elle de rompre la complicité de celui-ci avec Enak, et ce dernier, s’apercevant du danger, s’attache-t-il à écarter l’intruse ? Ou bien est-il dépité de n’avoir pas été choisi ? Jusqu’au dernier moment, Alix ne semble pas fermement décidé à emmener Malua, malgré les efforts de celle-ci, ce n’est que lorsqu’elle se précipite vers le radeau qu’il change brusquement d’avis, avant qu’Enak le dissuade de revenir et que Karikuora règle le problème assez brutalement. En définitive, Alix me paraît avoir été plus ému qu’amoureux : dans ce cas, il se serait montré plus volontaire.
Je n’épiloguerais pas sur l’épisode bien connu des dernières pages qui montrent Malua dans toute sa splendeur : c’est en effet un plaisir pour les yeux, mais cela n’ajoute pas grand-chose à l’action proprement dite, ni à sa conclusion inéluctable.
Les personnages
Un générique particulièrement économe : seulement trois personnages principaux (Alix, Enak et Malua), et un certain nombre de figurants à peine différenciés parfois, les marins, la tribu et les Phéniciens.
Alix : passé son premier mouvement d’abattement, il retrouve vite sa pugnacité habituelle et il cherche à comprendre ce qui se passe. S’il tombe vite sous le charme de Malua, ce n’est pas au point de perdre tout son sens pratique : passant outre les réticences de la jeune fille, qui ne tient pas plus que ça à retrouver les siens, il prend contact avec la tribu pour obtenir une voile destinée au radeau. De même, après les épreuves rencontrées sur le volcan et la lutte victorieuse contre les Phéniciens, il intervient vigoureusement pour mettre le chef en face de ses responsabilités. Ce n’est qu’au moment du départ qu’on le voit hésiter : emmener Malua ou pas ? Autrement dit, s’il excelle dans l’action, il est moins à l’aise quand il faut tenir compte des sentiments.
Enak : lui aussi, au contact de son aîné, a acquis du sens pratique. Depuis ses mésaventures du « Prince du Nil », on l’a vu mûrir et gagner en assurance. Ici, il redonne de l’énergie à Alix, puis se conduit courageusement face aux hommes de la tribu, puis devant les Phéniciens, sans oublier le sauvetage d’Alix en péril sur le volcan. Il ne manifeste pas d’hostilité vis-à-vis de Malua, qu’il semble plutôt considérer comme un compagnon d’équipée supplémentaire, mais dont il ne tient pas à s’encombrer pour le voyage à venir. Sauf pour affronter les épreuves, ils se montrent d’ailleurs assez indifférents l’un à l’autre. De là toute l’ambiguïté de la situation. Alix et lui ressentent-ils la même chose au moment du départ à l’égard de la jeune fille ? Mais pour une fois, c’est la logique imparable d’Enak qui l’emportera.
Malua : une trouvaille, elle reste unique dans la galerie des personnages féminins de la saga d’Alix. Malgré la situation difficile dans laquelle elle se trouve, ou à cause d’elle, elle comprend vite qu’elle n’est pas indifférente à Alix et en profite pour tenter de le suivre, où qu’il aille. En revanche, il est peu probable qu’elle ait compris quels liens unissaient Alix et Enak, et qu’on ne les brisait pas aussi facilement, ce qui lui vaut d’être finalement écartée. Elle n’aurait pourtant déparé dans l’expédition qui s’annonçait : aussi courageuse et volontaire que les garçons, toujours prête à se défendre et à attaquer lorsqu’il le faut. Elle aussi connaît un moment de désarroi quand elle apprend qu’il lui faut rejoindre la tribu plutôt que de partir, mais elle le surmonte vite. Elle tentera de jouer sur la corde sensible au moment du départ d’Alix, mais ce sera en pure perte.
Et, par ordre d’entrée en scène :
Les marins de l’ « Amphitryon » : on ne les voit que sur la première page et on ignore la raison de leur révolte ; il est curieux que des personnages en mission apparemment officielle n’aient pas choisi un navire plus sûr et se déplaçant au sein d'un convoi.
La tribu : trois personnages seulement ressortent : le chef, le sorcier ( dont on ignore les noms ) et Karikuora ; un seul autre indigène est nommé : Lirakua, le jeune garçon qui saute volontairement dans le volcan.
Le chef : soucieux, comme il se doit, de ses prérogatives ( voir comment il « taxe » Alix pour calmer le volcan et garder Malua ), il veut surtout dissimuler à la connaissance de sa tribu son accord avec les marchands d’esclaves. Il perd pied lorsque leurs captifs reviennent et qu’Alix révèle le stratagème : il a de la chance que son visiteur soit partisan de la paix. Il s’oriente vers une succession en douceur qui fera oublier sa lâcheté d’autrefois. Grâce à lui, on sait le prix d'une femme chez ces bons sauvages : au moins vingt cochons.
Le sorcier : cheville ouvrière du trafic, c’est l’intermédiaire entre la tribu et les marchands d’esclaves. Il prépare les jeunes gens à leur captivité en leur apprenant des rudiments de la langue de leurs futurs maîtres. Il périra dans le volcan qui lui servait d’alibi.
Karikuora : c’est lui qui gagne le plus dans l’histoire, puisqu’il aura non seulement Malua, mais aussi la succession du vieux chef à peu près assurée. C’est logique : il est l’un des rares jeunes adultes restant dans la tribu. Il se caractérise d’emblée comme un ambitieux qui veut la femme et la place. Alix saura le tempérer et il l’écoutera ; cette preuve de sagesse démontre qu’il fera probablement un bon chef.
Les Phéniciens : seul leur aspect physique les différencie, en dehors de cela, ils restent anonymes. Ce sont des prédateurs qui, comme le dit Alix, ne naviguent pas si loin sans raison. Ils ont trouvé un bon filon, avec des complices terrorisés et consentants. Et le volcan est un autre complice qui leur facilite bien les choses. Peu téméraires en position d’infériorité, ils cèdent la place sans admettre leur défaite. Leur froide cruauté et leur mépris de la vie humaine en fait des ennemis exemplaires.
Conclusion
Un album un peu à part dans la saga d’Alix, surtout par son décor inhabituel. Malgré l’apparente simplicité de l’histoire, on y retrouve tous les ingrédients de la série : le courage, le dévouement, la fidélité, même si, comme bien souvent dans ces récits, les sentiments doivent céder la place au réalisme.
Sources : voir les précédentes études.
La prochaine fois : “L'enfant grec”.
-oOo-