Pour répondre à la question de Jacky-Charles, j'ai compilé toutes les sources grecques et latines relatives au désastre de Carrhæ, c'est-à-dire essentiellement PLUTARQUE
(Vie de Crassus). DION CASSIUS n'est qu'un condensé de Plutarque; APPIEN, dans ses
Parthiques, nous manque (à l'époque byzantine, on a interpolé à la place un extrait de Plutarque etc.). Velleius Paterculus, Eutrope, Julius Obsequens (qui ne parle que des prodiges catastrophiques), Lucius Ampelius, Florus et les
Periochae de Tite-Live se contentent de mentionner cette défaite (merci au site de Philippe Remacle !). J'ai recoupé tout ça avec Carcopino (le pseudo "Glotz"), Mommsen et Verstandig
(Hist. de l’Empire Parthe), sans oublier Wikipedia.
Je constate ainsi que le nom de Carrhæ n'est pas mentionné dans le premier album, ALIX L'INTREPIDE (JM le connaissait, bien évidemment, mais le messager parle de survivants retraitant vers Antioche, ce qui n'est qu'une hypothèse plausible mais non attestée par les textes). La seule chose dont nous soyons sûr, c'est que Crassus avait franchi l'Euphrate à la hauteur de Zeugma («le lien») où, comme le nom l'indique, il y avait un pont reliant Séleucie de Commagène et Apamée (deux villes se faisant face de part et d'autre du fleuve, aujourd'hui noyées par le barrage de Birecik). Crassus marcha donc vers Carrhæ - où il avait laissé une garnison l'année précédente - puis descendit le Ballissos (act. Balikh), un affluent de l'Euphrate.
Il semble que la bataille de Carrhæ eut lieu à 40 km au sud de cette ville, mais les spécialistes discutent encore pour savoir si ce fut sur la rive droite ou la rive gauche du Ballissos.
Crassus, de fait, ne sortit pas du bassin de l'Euphrate (Carrhæ est à la frontière de la Turquie/Syrie).
Or Khorsabad, à 15 km au N.E. de Ninive (act. Mossoul), est sur le Tigre, dans le nord de l'Irak. À une distance que j'évalue au pif et à vol d'oiseau à au moins 500 km (je ne dispose que d'une carte routière de la Syrie/Jordanie et il doit bien me manquer une dizaine de cm à sur le bord droit pour pouvoir correctement situer Mossoul).
Difficile de comprendre comment Alix y aurait pu précéder l'armée de Marsalla – et suffisamment longtemps pour ne plus très bien savoir qui il était - ; lequel Marsalla a encore dû assiéger Khorsabad avant de l'emporter d'assaut et d'en «massacrer la garnison» (une garnison qui n'existait plus depuis 6-7 siècles, mais ceci est une autre histoire).
Difficile également de comprendre comment, dans L'INTREPIDE, notre héros hésite à identifier ces légionnaires comme étant des gens «de son pays»... alors que, dans C'ÉTAIT À KHORSABAD, il affirmera être venu dans la région comme esclave,
avec les Romains... et - de l'arrière - avait assisté à leur défaite à Carrhæ.
La seule explication se trouve dans les interviewes de Martin : il avait conçu une planche test qui n'était pas appelée à avoir une suite. Ce n'est que, mis au pied du mur, il dut ensuite vaille que vaille improviser un scénario.
Cette fameuse première planche s'inspirait de BEN HUR (le film 1924), mais Martin avait cherché à s'en démarquer en faisant de son héros, au lieu d'un prince juif, un esclave gaulois avec qui pouvait évidemment mieux s'identifier le jeune lecteur franco-belge (faites le tour de la littérature "romaine" pour ados de l'époque, AMNORIX LE CARNUTE etc.).
De même avait-il trouvé en Khorsabad un décor plus exotique que Jérusalem : les
Kérubs (lions ailés) etc. Soit dit en passant, et contrairement à ce qu'il a toujours affirmé, il n'a pas dû trouver Khorsabad dans le DAREMBERG & SAGLIO (< http://dagr.univ-tlse2.fr/ >), mais plus probablement dans le bon vieux MALET & ISAAC (l'archéologie mésopotamienne étant hors-sujet dans la monumentale encyclopédie gréco-romaine).
Mais revenons à nos légions.
Les textes gréco-romains ne font aucunement allusion à une légion (celle de "Marsalla",
a wel santeï !) envoyée en éclaireur vers l'Est et le bassin du Tigre. Bien sûr, une telle avant-garde n'était pas impensable; mais Crassus n'avait que sept légions (onze avec ses alliés), et ce sont sept aigles que prendront les Parthes qui, plus tard, suite à un accord diplomatique les restitueront à Auguste (là encore les comptes sont aléatoires, car ils rendirent aussi celles prises à Saxa, le légat de Marc Antoine).
Toutefois, comme le fait observer Jacky-Charles, l'objectif de Crassus n'était-il pas sur l'Euphrate Babylone et sur le Tigre Séleucie, la vis-à-vis de Ctésiphon [capitale des Parthes] ?
Babylone et Séleucie, deux villes qui supportaient mal le joug Parthe.
«Je te le dirai à Séleucie», avait dit l'ambassadeur romain au roi Orodès, lequel ouvrit la paume de sa main pour répondre, condescendant :
«Il y poussera des poils avant que tu ne voies Séleucie.»Un désert aride séparait la Phénicie, province romaine, de la Mésopotamie, territoire Parthe. Le seul passage possible pour des légions, était tout au nord, au niveau de l'actuelle frontière turco-syrienne: la ligne Antioche-Zeugma-Carrhæ etc. Le bon sens aurait commandé aux Romains de redescendre le cours de l'Euphrate, vers le Sud, jusqu'à Babylone. Ce qui résolvait la question du ravitaillement en eau. À la hauteur de Babylone, les deux fleuves se rapprochent et au niveau de Séleucie, précisément(*). C'était l'avis soutenu par Cassius, le questeur de Crassus. Malheureusement Crassus - aussi naïf que Varus en Germanie – préféra écouter les conseils de quelques alliés traîtres comme Abgar d'Édesse qui lui conseillait de longer la zone aride qui longe les hauts-plateaux de l'Arménie. Cap à l'Est donc, direction le bassin du Tigre - à descendre ensuite vers Séleucie-Ctésiphon.
Marsalla donc marchait dans le même sens que Crassus.
À part quelques détails qui semblent poser problème, la spéculation historique de Martin paraît donc plausible. Reste que, nullement préméditée, la genèse d'Alix n'a été conçue qu'après coup - notamment la condition sociale de notre héros. La saga, dans un premier temps, ne semble pas trop savoir ce qu'Alix fait-là à Khorsabad (L'INTREPIDE), puis elle se rattache à la défaite de Crassus (LEGIONS PERDUES, IORIX, C'ETAIT...).
Encore Martin ne tranche-t-il pas clairement : Astorix était-il un chef gaulois vendu comme esclave par un légat de César (Honorus Galla, déjà dans L'INTREPIDE) ou un mercenaire dans la cavalerie de Crassus (implicite dans les interviewes). Nébuleux tout ça, cette ubiquité qui me conforte dans mon idée qu’Alix est un voyageur spatio-temporel
. Je crois que Martin lui-même s'en posait la question, sans trouver la réponse. Alain De Kuyssche-Hammerstein, dans LE SORTILEGE DE KHORSABAD, est le seul à y avoir répondu : esclave gaulois, Astorix aurait trouvé à Tyr l'opportunité de s'engager comme légionnaire. Un compromis à la belge, bien de chez nous.
Si j’ai bonne mémoire, De Kuyssche non sans humour signalait que ce cas de figure était en principe impossible (hier soir je relisais dans Le Bohec les conditions d’honorabilité exigée d’un candidat légionnaire. On comprend l’embarras de De Kuyssche, mais
the show must go on. Et puis, bon, les mercenaires… !!!).
Il ne faut pas attendre trop de rigueur historique de la part d'un auteur de fiction, débutant de surcroît (JM n’avait que 27 ans quand il créa Alix, et malgré toutes ses lectures ses connaissances historiques restaient encore très scolaires ; soit dit en passant, je m’émerveille toujours de la désinvolture avec laquelle des auteurs de BD historiques enjambent siècles et civilisations ! (**)). Je suis en train de lire TIGRES DE GUERRE, de David GIBBINS. C’est un mixte d’Indiana Jones et de péplum. L’auteur est connu pour ce genre de romans mettant en scène l’archéologue Jack Howard.
Donc, p.13 d’iceluy, un légionnaire de Crassus, évadé de la citadelle parthe de Merv (Turkménistan), fait référence à des motifs décorant des boucliers gaulois qu’il aurait vus à Alésia. Mais Carrhæ, c’est juin -53 ; et Alésia c’est l’année suivante, automne -52. On ne peut être à la foire et au moulin ! Mais on écrit ce genre de choses quand on veut aller trop vite !
Encore un mot à propos de la fictionnelle légion de Marsalla. Averti de ce que les survivants de l'armée de Crassus avaient, depuis l'Euphrate, retraité vers l'Ouest et Antioche (au bord de la Méditerranée), Marsalla trop avancé à l'Est, puisqu’il est sur le Tigre, opta pour le Nord et la traversée des Hauts-Plateaux de l'Arménie (le pays des Haïkanes, comme se nommaient eux-mêmes les Arméniens), suivant une route bien connue qui le mena jusqu'à
Trébizonde sur les bords de la mer Noire. Ca vous fait penser à quoi ? Mais à l'
Anabase de Xénophon et à la retraite des 10.000, trois siècles et demi auparavant !
Bon sang, mais c’est bien sûr !
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(*) Plus tard, l’on creusera un canal reliant Babylone et Séleucie-Ctésiphon. L’empereur Julien l’empruntera pour aller assiéger cette dernière.
(**) Quand JM me proposa de faire un troisième tome à la MARINE ANTIQUE, traitant de la marine chinoise, polynésienne etc. je lui ai poliment opposé une fin de non-recevoir. Chacun son job.