Franquin-ologie

Je continue avec les mises en abyme, pour m'intéresser de nouveau à Franquin ! Garcia ne mentionne pas d'image cachée du dessinateur mais il relève une certaine présence de l'auteur dans le texte. Ce sont des "privates jokes" insérées dans la conversation et en première lecture, on ne les remarque pas nécessairement. C'est le cas par exemple du gag 705, au moment où l'activité tourbillonne dans la rédaction. Plusieurs personnes parlent et on entend : "Et la planche de Franquin ?". Quelqu'un lui répond : "Pas arrivée". C'est un joli clin d'oeil.



Autre moment de la vie rédactionnelle, lorsque Gaston dérange Prunelle en plein travail au gag 720. Un amusant dialogue s'engage : "Oaâh dis ! Franquin a trouvé un gag fan-tas-tique !". Et Prunelle répond : " Ah ? Tiens, je suis contrent ... ça fait des années qu'il le cherche ...".  



Quant aux hommages, ils sont parfois très cachées. C'est ainsi qu'au gag 530, le bureau de Prunelle est en partie recouvert de planches de bandes dessinées. Mais jusqu'où Franquin a t-il pu pousser sa passion du détail ?



En fait, si on agrandit à la loupe ce coin de la planche, on y reconnait bien une planche des Schtroumpfs. La deuxième planche montre une scène avec un élphant poursuivant un petit monsieur qui perd son chapeau. Serait-ce un clin d'œil à la Corne du Rhinocéros ?  



Dernière dissection d'image avec le gag 878. Gaston est en train de lire un journal tandis que Mlle Jeanne l'effleure par derrière. Mais que lit donc Gaston.



Bob Garcia pense qu'il s'agit du mensuel Fluide Glacial. Il faut préciser que ce gag a été dessiné à la fin des années 70, à une époque où Franquin dessinait justement les "Idées noires" dans ce magazine. L'agrandissement du journal est tout à fait compatible avec cette idée, même si ce n'est à mon avis pas une preuve.

Je m'approche de la fin du chapitre consacré à Gaston et Bob Garcia formule alors une thèse intéressante : Franquin est lui même Gaston.

Cette idée n'est pour moi pas nouvelle et je l'avais entendue dans la bouche de Derib il y a quelques années. Ce dernier défendait l'idée que Franquin était lui aussi un gaffeur (il existe quelques exemples) en ajoutant qu'au fil des années, Mlle Jeanne ressemblait de plus en plus à Mme Franquin. L'idée n'est au fond pas si surprenante et c'est d'ailleurs l'auteur lui-même qui l'a formulée en premier. Bob Garcia cite ainsi une déclaration faite à la radio par Franquin pendant les années 70. En voici des extraits : "Il y a un phénomène d'identification qui joue avec Gaston Lagaffe car  il est dans la position du gosse paresseux qui ne fait que ce qui l'amuse". Puis plus loin : "Gaston dépense soudain une énergie et un temps considérable dès lors qu'il ne se consacre qu'à l'originalité". Et dans "Franquin créa la Gaffe", il déclare également : "C'est maintenant, avec le recul, que je me suis dit que Gaston est un autoportrait". Il y  a là une belle lucidité.  

Ces traits communs qui existent entre Gaston et son auteur sont développés dans le livre autour des constatations suivantes : le fait que le personnage est un paresseux créatif, qu'il restera toujours un éternel gamin, qu'il est profondément antimilitariste, qu'il éprouve toujours une défiance pour le pouvoir en place et qu'il peut devenir un réel militant, par exemple en faveur de l'écologie. Au fil des années, Franquin a ainsi projeté dans son personnage quelques unes des valeurs qui lui tenaient à cœur et à la fin de la saga, Gaston n'a plus grand chose de commun avec le casse-pied qu'il était au moment de son apparition.

Par ailleurs, Franquin introduit quelques éléments autobiographiques dans la saga de Gaston, qui sont parfois révélés par d'autres personnages. Franquin déclare lui-même dans sa grande interview donnée à Numa Sadoul : "Je crois beaucoup à une bande dessinée dans laquelle on représente plusieurs de ses facettes. Si je poussais à fond un personnage de nerveux angoissé comme Prunelle, ce serait épatant parce je me dessinerais entièrement dans une facette de mon caractère. Aussi bien Prunelle que Gaston ou Bertrand Labévue détiennent un morceau de moi-même. " Et Bob Garcia relève après cela que Franquin parle à demi-mot de sa dépression en racontant l'évolution psychologique de  Bertrand Labévue.



Franquin était donc un personnage à multiples facettes et on y reviendra demain.  

Pendant les dernières années de la série, Franquin s'est parfois amusé à dénuder ses personnages. Je vous ai déjà montré au message 900 Mademoiselle Jeanne toute nue se douchant sous une cascade et il existe d'autres images du même type. Franquin commente d'ailleurs dans l'interview de Sadoul une de ces images "osées". Voici comment il s'extasie au sujet d'une case du gag 569 : "Oh ! Mince, c'est un nu. L'épaule, la fesse, une cuisse, une chevelure rousse, c'est bien un nu ! il est présenté assez hypocritement, il faut une loupe pour le voir."

Voici la fameuse case qui, dans son ensemble, n'a rien de choquant !



Par contre, si on agrandit l'image de Mlle Jeanne, c'est tout autre chose !

Raymond, avec tout ce que tu nous fait découvrir, je sens que je vais relire tout mes Spirou et Gaston, en les scrutant page par page, case par case avec une loupe pour bien voir tous ces détails en arrière plan qui m'avaient, pour la plupart, échappé. J'en ai pour des mois...

Monocle a écrit:Raymond, avec tout ce que tu nous fait découvrir, je sens que je vais relire tout mes Spirou et Gaston, en les scrutant page par page, case par case avec une loupe pour bien voir tous ces détails en arrière plan qui m'avaient, pour la plupart, échappé. J'en ai pour des mois...

Je crois que c'est une découverte sans fin !  

Bob Garcia cite encore d'autres scènes de nus mais je n'arrive pas à les retrouver car il ne donne pas des numéros de planche, et n'indique pas ses références par rapport aux anciens albums Dupuis. Cela provient du fait que les BD de Gaston ont été rééditées récemment de façon différente (totalement chronologique) et je n'ai aucun de ces nouveaux albums.

Quelques références restent toutefois facilement trouvables. Garcia mentionne ainsi l'existence d'une BD totalement pornographique dans la planche 834, publiée dans l'album Lagaffe mérite des baffes !

Là aussi, il faut regarder les choses à la loupe. La planche scandaleuse se trouve dans la première case du gag et vue en dimension normale, elle parait très banale.  



Mais si on agrandit beaucoup cette planche, Garcia y découvre une paire de fesse joufflues, puis un sexe en érection, puis une scène de coït. Il n'a en fait pas tort !    



A noter que la planche 865 contient une autre mini-BD dont le contenu est assez équivalent. Je vous la montrerai peut-être si vous n'êtes pas trop choqués ...     .

Dans le genre, plus explicite, il y a cescrayonnés de Gaston. Je ne sais plus ou je les ai pris, mais ils sont gratinés

J'en avais entendu parler mais c'est la première fois que je les vois !

Bob Garcia signale aussi une image assez osée de Gaston avec Mademoiselle Jeanne, dessinée par Franquin pour le N°10 du journal Circus, publié en 1977.

Je l'ai retrouvée pour vous ! Elle appartient ironiquement à la période des idées noires.

Dans les idées noires, il y aussi une planche ou des tortionnaires font subir les derniers outrages à Jeanne pour culpabiliser Gaston jugé comme déviant. Cette planche m'avais terrifié à l'époque par son réalisme sordide.

Tu parles de la planche dessinée pour Amnesty International ? Je l'ai quelque part mais je ne sais plus où la trouver ? Elle est je crois dessinée en couleur ?

Pour ce qui concerne le dessin paru dans Circus, j'aime bien car son encrage très lourd lui évite d'être trop vulgaire.

J'ai trouvé cette planche de Gaston dessinée pour Amnesty International. Elle se trouve dans l'album Gaston N° 19 et elle y est effectivement en couleurs.



Je l'ai cependant aussi trouvée dans la vieille intégrale Rombaldi et elle y est en noir et blanc. La colorisation est donc probablement tardive.

Voilà, je pense en rester là avec le livre de Bob Garcia, dont je pense avoir suffisamment souligné l'intérêt. Je laisse de côté le chapitre consacrés aux Idées noires et aux œuvres diverses de Franquin, qui me semblent un peu plus anecdotiques, de même que la très longue liste d'hommages introduits par Franquin dans ses BD et dédiés à des collègues dessinateurs. Je ne vous ai ainsi pas tout dévoilé mais vous avez maintenant une bonne idée du bouquin.

Même si l'étude de Bob Garcia reste souvent un peu anecdotique, et qu'il y a parfois des erreurs de détail (par exemple dans le numéro de certaines planches), elle vaut beaucoup mieux que ce que certaines critiques (surtout dans les forums) ont pu laisser entendre. Le livre souligne en effet de manière passionnante le perfectionnisme et la passion du détail qui animaient Franquin, ainsi que son côté un peu "sale gosse". Ses analyses rappellent également de façon intéressante les liens étroits qui existaient entre l'œuvre de Franquin et son époque. Elles révèlent enfin l'humeurs du dessinateur qui évolue au fil du temps, et dévoilent certaines images qui ont un double sens. Bob Garcia conclut par ailleurs qu'il n'a certainement pas épuisé le sujet et que les BD de Franquin ont probablement encore d'autres choses à nous apprendre.

Garcia écrit enfin que "Franquin mériterait (...) que l'on consacrât un ouvrage entier sur son art graphique, souvent copié mais jamais égalé", et il a bien raison. Etudier l'œuvre de Franquin, c'est avant tout une façon de continuer à l'aimer. Qui aura maintenant le courage de relever un tel défi ?

Et puis bravo à Patrice, qui semble avoir été un précurseur dans ce domaine !  

Merci Raymond pour cette chronique par épisode mais aussi exhaustive qu'intéressante du livre de Bob Garcia.  
Je l'ai suivie de façon un peu décousue, ayant été plusieurs fois absent pendant cette période (et le forum sur le téléphone, ce n'est pas du gâteau... ) mais l'avantage c'est que l'on peut revenir y piocher sans nécessairement suivre un ordre précis.

Quant aux dessins partagés par Monocle ci-dessus c'est FRAN(chement co)QUIN. [OK, je sors... ]

Oui, un très grand merci pour cette belle chronique. Les illustrations étaient parfaitement choisies. Je n'ose imaginer la quantité de travail faite pour produire le fil mais le résultat est magnifique, fera date et sera toujours disponible.

Eléanore

Je plussoie, comme on dit ! Un superbe survol analytique, cher Raymond ! Cela m'a vivement intéressé !
Tout n'est sûrement pas dit sur Franquin, notamment sur "Les Idées Noires". On y reviendrait peut-être ? Je crois qu'une réédition vient de se faire.

Merci à vous !

Comme le sujet consacré à Franquin est sur le point de se diviser spontanément (on est proche en effet des 1000 messages), je vais moi-même séparer du reste ce petit feuilleton consacré à "Bob Garcia et la franquinologie". Il sera ainsi plus facile à retrouver.

Voilà ! J'ai fait un sujet séparé avec tous ces commentaires du livre de Bob Garcia. Ils seront ainsi plus faciles à retrouver dans le futur avec le module de recherche du forum. Je l'ai dans la foulée intitulé "Franquin-ologie", comme je le souhaitais au départ.